Dans le récit de la Passion, l’évangéliste Jean accorde une importance particulière au dialogue de Jésus avec Pilate et c’est là-dessus que nous voulons méditer quelques instants, avant d’entrer plus avant dans notre liturgie.
Tout commence par la question de Pilate : « Es-tu le roi des Juifs ? » (Jn 18, 33) Jésus veut faire comprendre à Pilate que la question est plus sérieuse qu’il ne le pense, mais qu’elle n’a de sens que s’il ne se contente pas de répéter une accusation formulée par d’autres. Il demande donc à son tour : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? »
Il essaie d’amener Pilate à une vision plus haute. Il lui parle de son royaume : un royaume qui « n’est pas de ce monde ». Le gouverneur ne comprend qu’une seule chose, qu’il ne s’agit pas d’un royaume politique. S’il s’agit de parler de religion, il ne veut pas entrer dans ce genre de question. Il demande donc avec une pointe d’ironie : « « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi » ». (Jn 18, 37)
En déclarant qu’il est roi, Jésus s’expose à la mort ; mais au lieu de se disculper en le niant, il l’affirme avec force. Il laisse filtrer son origine supérieure : « Je suis venu dans le monde… » : il a donc mystérieusement existé avant la vie terrestre, il vient d’un autre monde. Il est venu sur la terre pour être le témoin de la vérité. Il traite Pilate comme une âme qui a besoin de lumière et de vérité, et non comme un juge. Il est plus intéressé par le sort de Pilate que par le sien. Par son appel à accueillir la vérité, il veut l’amener à rentrer en lui-même, à regarder les choses d’un autre œil, à se placer au-dessus de la dispute momentanée avec les Juifs.
Le gouverneur romain accueille l’invitation que Jésus lui adresse, mais il est sceptique et indifférent à ce genre de spéculation. Le mystère qu’il entrevoit dans les paroles de Jésus l’effraie et il préfère mettre fin à la conversation. Il murmure donc en lui-même, en haussant les épaules, « Qu’est-ce que la vérité ? » et quitte le prétoire.
* * *
Comme cette page de l’Évangile est d’actualité ! Aujourd’hui encore, comme hier, l’homme ne cesse de se demander : « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais, comme Pilate, il tourne distraitement le dos à Celui qui a dit « Je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité » et « Je suis la Vérité ! » (Jn 14, 6)
Grâce à internet, j’ai suivi d’innombrables débats sur religion et science, sur foi et athéisme. Une chose m’a frappé : des heures et des heures de dialogue, sans que le nom de Jésus ne soit jamais mentionné. Et si le camp des croyants osait parfois le mentionner, et invoquer le fait de sa résurrection des morts, on essayait immédiatement de clore la discussion comme n’étant pas pertinente pour le sujet. Tout se passe « etsi Christus non daretur », comme si un homme appelé Jésus-Christ n’avait jamais existé dans le monde.
Quel est le résultat de tout cela ? Le mot « Dieu » devient un récipient vide que chacun peut remplir à sa guise. Mais c’est précisément pour cela que Dieu a pris soin de donner un contenu à son nom : « Le Verbe s’est fait chair ». La Vérité s’est faite chair ! D’où l’effort acharné pour laisser Jésus en dehors du discours sur Dieu : il enlève à l’orgueil humain tout prétexte pour décider, lui-même, ce qu’est Dieu !
« Ah oui, Jésus de Nazareth ! », objecte-t-on. « Mais il y en a même qui doutent qu’il ait jamais existé ! » Un célèbre écrivain anglais du siècle dernier – connu du grand public pour être l’auteur d’un cycle de romans et du film « Le Seigneur des Anneaux », John Ronald Tolkien – donnait, dans une lettre, cette réponse à son fils qui soulevait la même objection :
Il faut une volonté extraordinaire de ne pas croire pour imaginer que Jésus n’a jamais réellement existé, et encore davantage pour imaginer qu’il n’a pas dit les paroles qu’on a conservées de lui – qui ne sauraient le moins du monde avoir été « inventées » par quiconque vivant sur la terre à cette époque-là : « Avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS » (Jn 8, 58) ; et « Celui qui m’a vu a vu le Père ». (Jn 14, 9)
La seule alternative à la vérité du Christ, ajoutait l’écrivain, est qu’il s’agit « d’un cas de mégalomanie démente et de fraude gigantesque ». Mais un dossier de ce genre pourrait-il résister à vingt siècles de féroces critiques historiques et philosophiques et produire les fruits qu’il a produits ?
Aujourd’hui, on dépasse le scepticisme de Pilate. Il y en a qui pensent qu’il ne faut même pas poser la question : « Qu’est-ce que la vérité ? », car la vérité n’existe tout simplement pas ! « Tout est relatif, rien n’est sûr ! Penser le contraire est une présomption intolérable ! » Il n’y a plus de place pour les « grands récits sur le monde et la réalité », y compris ceux sur Dieu et sur le Christ.
Frères et sœurs athées, agnostiques ou encore en recherche (s’il y en a qui m’écoutent) : ce n’est pas un pauvre prédicateur comme moi qui a prononcé les paroles que je vais vous dire. C’est un homme que beaucoup d’entre vous admirent, sur lequel vous écrivez et dont, peut-être, vous vous considérez aussi comme les disciples et les adeptes : Søren Kierkegaard, initiateur du courant philosophique de l’existentialisme :
On parle beaucoup, dit-il, de la misère humaine, on parle beaucoup des vies gâchées. Mais la seule vie gâchée est celle de l’homme qui ne se rend jamais compte, parce qu’il ne l’a jamais eue, au sens le plus profond, l’impression qu’il existe un Dieu et qu’il – lui-même, son ego – se tient devant ce Dieu .
On dit : il y a trop d’injustice et trop de souffrance dans le monde pour croire en Dieu ! C’est vrai, mais considérons combien le mal qui nous entoure est encore plus absurde et plus désespérant, sans la foi en un triomphe final de la vérité et du bien. La résurrection de Jésus d’entre les morts que nous allons célébrer dans deux jours est la promesse et la garantie que ce triomphe aura lieu, car il a déjà commencé avec lui.
Si j’avais le courage de l’apôtre Paul, je devrais moi aussi crier : « nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2 Co 5, 20) Ne « gaspillez » pas vous aussi la vie ! Ne sortez pas de ce monde comme Pilate est sorti du prétoire, avec cette question en suspens : « Qu’est-ce que la vérité ? » C’est trop important. Il s’agit de savoir si nous avons vécu pour quelque chose, ou en vain.
* * *
Le dialogue de Jésus avec Pilate offre aussi l’occasion d’une autre réflexion, qui cette fois nous est adressée, à nous, croyants et hommes d’Église, et non à ceux de l’extérieur. « Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi » : Gens tua et pontifices tradiderunt te mihi (Jn 18, 35). Les hommes de ton Église, tes prêtres t’ont abandonné ; ils ont discrédité ton nom par des méfaits horribles ! Et nous, nous devrions encore croire en toi ? À cette terrible objection, je voudrais aussi répondre par les mots que le même écrivain que je rappelais, écrivait à son fils :
Notre amour peut se refroidir et notre volonté s’affaiblir à la vue des déficiences, des folies et des péchés de l’Église et de ses ministres, mais je ne crois pas que quiconque ait vraiment cru un jour abandonne la foi pour ces raisons, et encore moins quiconque a une certaine connaissance de l’Histoire… C’est pratique, car cela nous pousse à détourner le regard de nous-mêmes et de nos fautes, et à trouver un bouc émissaire… Je pense être aussi sensible aux scandales que tu peux l’être ainsi que tout autre chrétien. J’ai beaucoup souffert dans ma vie à cause de prêtres ignorants, fatigués, faibles et parfois même mauvais.
Après tout, ce genre de résultat était à prévoir. Cela a commencé avant Pâques avec la trahison de Judas, le reniement de Simon Pierre, la fuite des apôtres… Pleurer, alors ? Oui, recommandait Tolkien à son fils – mais pour Jésus – pour ce qu’il doit endurer, lui – avant de pleurer pour nous. Pleurer – ajoutons-nous aujourd’hui – avec les victimes et pour les victimes de nos péchés.
* * *
Une conclusion pour tous, croyants et non-croyants. Cette année, nous célébrons Pâques, non pas au son joyeux des cloches, mais avec dans les oreilles le bruit de bombes et d’explosions non loin d’ici. Rappelons-nous ce que Jésus a répondu un jour à la nouvelle du sang qu’avait fait verser Pilate et de l’effondrement de la tour de Siloé : « si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. » (Lc 13, 5) Si vous ne changez pas vos lances en faucilles, vos épées en socs (Is 2, 4) et vos missiles en usines et en maisons, vous périrez tous de la même manière !
Une chose les événements nous ont rappelé à l’improviste. L’ordre du monde peut changer d’un jour à l’autre. Tout passe, tout vieillit, tout – et pas seulement la « bienheureuse jeunesse » – disparaît. Il n’y a qu’un seul moyen d’échapper au courant du temps qui entraîne tout derrière lui : passer à ce qui ne passe pas ! Mettre les pieds sur la terre ferme ! Pâques signifie passage : faisons tous cette année une vraie Pâque, Vénérables Pères, frères et sœurs : passons à Celui qui ne passe pas. Passons maintenant avec le cœur, avant de passer un jour avec le corps !
_____________________________________________
Traduit par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes