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Saint Ambroise et la foi en l'eucharistie

vendredi 28 mars 2014

Troisième prédication de carême

1. Réflexion sur les sacrements

A côté du thème de l’Église, il y en a un autre avec une évolution dans le passage des Pères Grecs aux Pères latins : celui des sacrements. Chez les premiers il manquait une réflexion sur les sacrements proprement dits, c’est-à-dire sur l’idée du sacrement, bien qu’ils aient superbement traité chaque mystère : le baptême, l’onction, l’eucharistie[1].

L’initiateur de la théologie sacramentelle – autrement dit de ce qui deviendra à partir du XIIème siècle, le « De sacramentis » – est encore une fois Augustin. Saint Ambroise avec ses deux séries de discours « Sur les sacrements» et « Sur les mystères », anticipe le nom du traité, mais pas son contenu. Lui aussi s’occupe en effet de chaque sacrement et pas encore des principes communs à tous les sacrements: ministre, matière, forme, façon de produire la grâce …

Alors, pourquoi choisir Ambroise comme maître de foi sur un sujet comme le sacrement de l’Eucharistie, sur lequel nous voudrions méditer aujourd’hui ? C’est parce qu’Ambroise est celui qui, plus que quiconque, a contribué à l’affirmation de la foi dans la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie et celui qui a jeté les bases de la future doctrine de la transsubstantiation. Dans le De sacramentis il écrit :

« Ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; dès que survient la consécration, le pain se change en la chair du Christ […] Par quels mots se fait donc la consécration et de qui sont ces paroles ? […] Dès qu’on en vient à produire le vénérable sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais il se sert des paroles du Christ. C’est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement »[2].

Dans l’autre écrit, De mysteriis, le réalisme eucharistique est encore plus explicite. Il dit:

« La parole du Christ qui a pu faire de rien ce qui n’existait pas, ne pourrait donc changer les choses existantes en ce qu’elles n’étaient pas encore ? Car ce n’est pas moins de donner aux choses leur nature première que de la leur changer […]. Ce corps que nous produisons (conficimus) sur l’autel est le corps né de la Vierge. […] C’est certainement la vraie chair du Christ qui a été crucifiée, qui a été enterrée ; c’est donc vraiment le sacrement de sa chair […]. Le Seigneur Jésus lui-même proclame: ‘Ceci est mon corps’. Avant la bénédiction des paroles célestes, on utilise le nom d’un autre objet, après la consécration on comprend corps »[3].

Sur ce point, l’autorité d’Ambroise, dans le développement successif de la doctrine eucharistique, l’a emporté sur celle d’Augustin. Ce dernier a certainement cru en la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, mais, comme nous l’avons vu dans la méditation précédente, il accentue encore plus fortement sa signification symbolique et ecclésiale. Certains de ses disciples allèrent jusqu’à affirmer que l’Eucharistie non seulement fait l’Église, mais qu’elle est l’Église : « Manger le corps du Christ, c’est finalement devenir le corps du Christ »[4]. La réaction à l’hérésie de Bérenger de Tours qui réduisait la présence de Jésus dans l’Eucharistie à une présence purement dynamique et symbolique, provoqua un tollé général dans lequel les paroles d’Ambroise jouèrent une part importante. Il est la première autorité que saint Thomas d’Aquin cite dans sa Somme en faveur de la thèse de la présence réelle[5].

L’expression « corps mystique » du Christ, qui servait jusqu’ici à désigner l’Eucharistie, finit peu à peu par désigner l’Église, alors que l’expression « vrai corps » n’est désormais réservée qu’à l’Eucharistie[6]. Cette singulière inversion marque, en un certain sens, le triomphe de l’héritage d’Ambroise sur celui d’Augustin. Des expressions comme celles de l’hymne Ave verum, dans lequel le corps eucharistique du Christ est salué comme « le vrai corps, né de la Vierge Marie, qui fut immolé sur la croix et dont le côté transpercé laissa couler l’eau et le sang », semblent presque tirées de force des paroles d’Ambroise évoquées plus haut.

Voici comment on pourrait résumer la différence entre ces deux visions : des trois corps du Christ – le corps vrai ou historique de Jésus né de Marie, le corps eucharistique et le corps de l’Église – Augustin unit étroitement entre eux le deuxième et le troisième, le corps eucharistique et celui de l’Église, les distinguant du corps réel et historique de Jésus; Ambroise assemble, ou plutôt identifie, le premier et le deuxième, c’est-à-dire le corps historique du Christ et le corps eucharistique, les distinguant du troisième, c’est-à-dire du corps de l’Église.

Dans cette direction, on risquait d’aller trop loin, et de tomber dans un réalisme exagéré, comme si – comme disait une formule opposé à l’hérésie de Bérenger – le corps et le sang du Christ étaient présents sur l’autel « sensiblement et en fait touchés et brisés par les mains du prêtre et mastiqués par les dents des fidèles »[7]. Mais le remède à ce danger résidait dans la notion même du sacrement désormais claire en théologie. La présence eucharistique n’est pas une présence physique, mais sacramentelle, qui passe par des signes donc, par le pain et le vin.

2. L’Eucharistie et la Berakha juive

S’il y a bien une limite dans la vision d’Ambroise, c’est l’absence de toute référence à l’action de l’Esprit Saint dans la production du corps du Christ sur l’autel. Toute l’efficacité réside dans les paroles de la consécration. Celles-ci sont pour lui des paroles créatives, c’est-à-dire des paroles qui ne se limitent pas à affirmer une réalité existante, mais produisent la réalité qu’elles signifient, comme la phrase « fiat lux » de la création. Ceci a influé sur le manque de relief que l’épiclèse de l’Esprit saint a eu dans la liturgie latine, qui joue en revanche un rôle aussi essentiel que celui des paroles de la consécration dans les liturgies orientales. Les nouvelles Prières eucharistiques ont taché de remplir cette lacune en posant une invocation solennelle de l’Esprit Saint sur les offrandes avant la consécration.

Mais il y a une lacune plus grande dont on commence à prendre acte et qui ne concerne pas seulement Ambroise ni même seulement les Pères latins, mais touche à l’explication du mystère eucharistique dans son ensemble. On voit plus que jamais ici que l’étude des Pères ne nous aide pas seulement à récupérer des richesses d’antan, mais à nous ouvrir aussi à la nouveauté qui jaillit de l’histoire; à les imiter non seulement dans leurs contenus, mais également dans leur méthode qui consistait à mettre au service de la Parole de Dieu toutes les ressources et connaissances dont ils disposaient dans leur contexte culturel.

Le rapprochement entre chrétiens et juifs est la nouvelle ressource dont nous disposons aujourd’hui pour comprendre l’Eucharistie. Dès les tous premiers jours de l’Église, divers facteurs historiques portèrent à accentuer la différence entre le christianisme et le judaïsme, jusqu’à les mettre l’un contre l’autre, comme le fait déjà Ignace d’Antioche[8]. Se distinguer des juifs – dans la date de la Pâque, les jours de jeûne, et dans tant d’autres choses – devient comme une sorte de mot d’ordre. L’accusation que l’on fait souvent à ses adversaires et aux hérétiques est de « judaïser ».

A propos de l’Eucharistie, le nouveau climat de dialogue avec le judaïsme a favorisé une meilleure connaissance de sa matrice juive. Tout comme on ne saurait comprendre la Pâque chrétienne sans la considérer comme l’accomplissement de ce que la Pâque juive annonçait, on ne peut comprendre à fond l’Eucharistie sans voir en elle comme l’accomplissement de ce que faisaient et disaient les juifs au cours de leur repas rituel. Le nom même d’« Eucharistie » n’est que la traduction du mot Berakha, la prière de bénédiction et remerciement faite durant ce repas. Un premier résultat important de ce tournant repose sur le fait qu’aujourd’hui aucun chercheur sérieux n’avance plus l’hypothèse selon laquelle l’Eucharistie chrétienne s’explique à la lumière de la cène en vogue dans certains cultes à mystères de l’hellénisme, comme on a tenté de le faire pendant plus d’un siècle.

Les Pères de l’Église assumèrent les Écritures du peuple juif, mais pas leur liturgie, à laquelle ils n’avaient plus la possibilité d’accéder, après la séparation entre l’Église et la Synagogue. Pour l’Eucharistie, ils utilisèrent donc les images contenues dans les Écritures – l’agneau pascal, le sacrifice d’Isaac, celui de Melchisédech, la manne -, mais pas le contexte liturgique concret durant lequel le peuple juif célébrait tous ces souvenirs, soit le rite du repas célébré une fois par an lors du repas pascal (le Seder) et, chaque semaine, durant le culte à la synagogue. Le premier nom que Paul donne à l’Eucharistie dans le Nouveau testament est « repas du Seigneur » (kuriakon deipnon) (1 Co 11, 20), qui renvoie de toute évidence au repas juif dont la foi en Jésus, désormais, nous différencie.

C’est dans cette perspective que Benoît XVI, lui aussi, se situe, dans le chapitre consacré à l’institution de l’Eucharistie dans son deuxième volume sur Jésus de Nazareth. Suivant l’opinion désormais dominante des chercheurs, il accepte la chronologie de Jean selon laquelle la Cène ne fut pas un repas pascal, mais un repas solennel d’adieu; avec Louis Bouyer, Benoît XVI estime lui aussi que l’on peut « faire remonter l’évolution de l’eucharistie chrétienne, c’est-à-dire du canon, à la berakha juive »[9].

Pour différentes raisons culturelles et historiques, dès la Scolastique on a essayé d’expliquer l’Eucharistie à la lumière de la philosophie, en particulier des notions aristotéliciennes de substance et d’accidents. C’était là une autre façon de mettre au service de la foi les nouvelles connaissances du moment et, donc, une manière d’imiter la méthode des Pères. Aujourd’hui, nous devons faire la même chose avec les nouvelles connaissances cette fois-ci de nature historique et liturgique plus que philosophique.

Dans le sillage de certains experts qui ont déjà pris cette direction, surtout L. Bouyer[10], je voudrais essayer de montrer la vive lumière qui tombe sur l’Eucharistie chrétienne quand nous situons les récits évangéliques de l’institution sur le fond de ce que nous savons du traditionnel repas juif. La nouveauté du geste de Jésus n’en sera pas diminuée, mais exaltée au plus haut point.

3. Qu’advint-il cette nuit-là?

La Didachè montre bien ce lien étroit qui unit la liturgie juive et la Cène chrétienne. Ce texte n’est au fond qu’un recueil de prières pour la synagogue, avec l’ajout, ici et là, des paroles « pour ton serviteur Jésus Christ »; pour le reste il est identique à la liturgie de la synagogue. Le rite de la synagogue comprenait une série de prières appelées « berakha » qui, en grec, était traduite par « Eucharistie ». La berakha résume la spiritualité de l’ancienne Alliance et elle est la réponse de bénédiction et de remerciement qu’Israël donne à la parole d’amour reçue de son Dieu.

Le rite suivi par Jésus en instituant l’Eucharistie, accompagnait tous les repas des Juifs, mais prenait une importance particulière dans les repas en famille ou en communauté le samedi et les jours fériés. Au début du repas, chacun à tour de rôle, prenait dans la main une coupe de vin et, avant de la porter aux lèvres, répétait une bénédiction que la liturgie actuelle nous fait répéter presque à la lettre au moment de l’offertoire: « Béni sois-tu Seigneur, notre Dieu, Roi des siècles qui nous donne ce fruit de la vigne ». C’est la première coupe de vin.

Mais le repas ne commençait officiellement que lorsque le père de famille ou le chef de la communauté, avait rompu le pain qui devait être distribué aux convives. En effet, Jésus, aussitôt après la phrase, prend le pain, récite la bénédiction, le rompt et le distribue en disant: « Ceci est mon corps… » Et ici le rite qui n’était jusque là qu’une préfiguration devient réalité. Après la bénédiction du pain, considérée comme une bénédiction générale pour tout le repas, on se mettait à servir les plats habituels.

Si l’historique de l’Eucharistie repose sur le rite du repas juif, alors cela n’a plus vraiment de sens de savoir si la fête de Pâques coïncidait avec le Jeudi saint ou avec le Vendredi saint. Jésus n’a pas relié l’Eucharistie à quelque détail propre au repas de Pâques (à part la date inconciliable, on ne trouve aucune référence au fait de devoir manger de l’agneau et des herbes amères), mais uniquement à des éléments qui font partie du rite de chaque jour: c’est-à-dire la fraction du pain au début et la prière d’action de grâce à la fin. Le caractère pascal de la Cène est unique, détaché de ces discussions, et son explication réside dans le lien que Jésus fait entre l’Eucharistie (« mon sang versé pour vous ») et sa mort sur la croix. C’est là que se réalise, selon Jean, l’image de l’agneau pascal dont « aucun os ne sera brisé » (Jn 19,36).

Mais revenons au rituel juif. Quand le repas touche à sa fin et que les plats ont été consommés, les convives sont prêts pour le grand rituel qui clôture la célébration et lui donne sa signification la plus profonde. Tout le monde se lave les mains, comme au début. Il était prescrit que celui qui présidait devait recevoir l’eau du plus jeune d’entre eux et c’est peut-être Jean qui la donne à Jésus. Mais le Maître, au lieu de se laisser servir, donne une leçon d’humilité, en lavant leurs pieds. Après avoir fini, ayant devant lui une coupe de vin mélangée à de l’eau, il invite à dire les prières d’action de grâce : la première pour le Dieu créateur, la deuxième pour la libération d’Égypte, la troisième pour que son œuvre se poursuive dès cet instant. Après la prière, la coupe passait de main en main et chacun buvait. C’était le rite ancien, accompli tant de fois par Jésus en vie.

Luc affirme qu’après le dîner, Jésus prit le calice et dit : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, qui est répandu pour vous ». Quelque chose de décisif se passe au moment où Jésus ajoute ces paroles à la formule des prières de remerciement, c’est-à-dire à la berakha juive. Ce rite était un banquet sacré au cours duquel on remerciait un Dieu sauveur, qui avait sauvé son peuple, pour sceller avec lui une alliance d’amour, conclue dans le sang d’un agneau. Le repas quotidien bénissait Dieu pour cette Alliance. Mais maintenant, c’est-à-dire au moment où il décide de donner sa vie pour les siens comme le vrai agneau, Jésus proclame que la vieille alliance qu’ils étaient tous ensemble en train de célébrer liturgiquement est conclue.

A ce moment-là, en quelques mots simples, il ouvre, offre et scelle avec les siens l’Alliance nouvelle et éternelle en son Sang. Quand Jésus tend cette coupe c’est comme s’il disait: « Jusqu’à ce jour, à chaque fois que vous avez célébré ce repas rituel vous avez commémoré l’amour de Dieu sauveur qui vous a sauvé de l’Égypte. Dorénavant, à chaque fois que vous répéterez ce que nous avons fait aujourd’hui, vous le ferez non plus pour commémorer la libération de l’esclavage matériel dans le sang d’un animal; vous le ferez en mémoire de moi, fils de Dieu qui donne son Sang pour vous racheter de vos péchés. Jusqu’ici vous avez mangé de la nourriture normale pour célébrer une délivrance matérielle ; maintenant vous me mangerez moi, nourriture divine qui s’est sacrifié pour vous, pour que vous ne formiez plus qu’Un avec moi. Et vous me mangerez et boirez mon Sang, dans l’acte même où je me sacrifie pour vous. Ceci est la nouvelle et éternelle Alliance en mon amour. »

En ajoutant la parole « faites cela en mémoire de moi », Jésus confère à son don une portée illimitée. Du passé, le regard se projette vers l’avenir. Tout ce qu’il a fait jusqu’ici au cours de la Cène, est mis entre nos mains. En répétant ce qu’il a fait, on renouvelle cet acte central de l’histoire humaine qui est sa mort pour le monde. L’image de l’agneau pascal qui, sur la croix, devient événement, nous est donnée en sacrement durant la cène, c’est-à-dire comme mémorial éternel de l’événement. Tel événement n’arrive qu’une seule fois (semel) (He. 10,12), le sacrement, à chaque fois que nous le voulons (quotiescumque) (1 Co 11,26).

Cette idée de « mémorial » que Jésus emprunte au rituel juif du samedi et des jours fériés, selon l’Exode 12,14 renferme l’essence même de la Messe, sa théologie, sa signification intime pour le salut. Le mémorial biblique est bien plus qu’une simple commémoration, qu’un simple souvenir subjectif du passé. Grâce à elle, une réalité intervient, en dehors de l’esprit qui prie, une réalité qui a sa propre existence, qui n’appartient pas au passé, mais qui existe et agit maintenant et continuera d’agir dans le futur. Ce mémorial qui était, jusqu’à présent, le gage de la fidélité de Dieu à Israël, est maintenant le corps rompu et le sang versé du Fils de Dieu ; c’est le sacrifice du Calvaire qui « se représente » (c’est-à-dire à nouveau présent) pour toujours et pour tout le monde.

On découvre ici le sens et la valeur de l’insistance d’Ambroise et, derrière lui, sous une forme plus évoluée, de celle des théologiens scolastiques et du concile de Trente, sur la présence « vraie, réelle et substantielle du Christ » dans l’Eucharistie[11]. Car ceci est la seule façon de préserver le caractère objectif de don absolu que revêt ce « mémorial » institué par Jésus, sans condition, indépendamment de tout, voire même de la foi de celui qui la reçoit.

4. Notre signature sur le don

Quelle est notre place dans le drame à la fois humain et divin que nous venons d’évoquer? C’est ce que notre réflexion sur l’Eucharistie doit nous amener à découvrir. C’est en effet pour nous, pour nous impliquer dans son action, que Jésus a fait de son don un « sacrement ».

Dans l’Eucharistie se produisent deux miracles: l’un est celui qui transforme en pain et en vin le corps et le sang du Christ, l’autre est celui qui fait de nous « un sacrifice vivant qui plaise à Dieu », qui nous unit au sacrifice du Christ, comme acteurs, et pas seulement comme spectateurs. A l’offertoire nous avons offert le pain et le vin qui n’avaient pour Dieu, bien entendu, ni valeur ni signification en soi. Maintenant, dans la consécration, c’est le Christ qui met cette valeur que moi je ne peux pas mettre dans mon offrande. A ce moment-là le pain et le vin deviennent le Corps et le Sang du Christ qui se livre à la mort dans un dernier geste suprême d’amour au Père.

Alors voici ce qui s’est passé: mon pauvre don privé de valeur est devenu un don parfait pour le Père. Jésus, dans le pain et dans le vin, ne fait pas que se livrer, il nous prend nous aussi et nous change (mystiquement, pas réellement) en lui-même, il nous donne à nous aussi la valeur qu’a son don d’amour au Père. Dans ce pain et ce vin nous y sommes nous aussi ; « Dans ce qu’elle donne, l’Église fait le don d’elle-même », écrit Augustin[12].

Je voudrais résumer, en m’appuyant sur un exemple humain, ce qu’il se produit lors de la célébration eucharistique. Imaginons une famille nombreuse où un des fils, l’aîné, admire et aime plus que tout son père. Pour son anniversaire celui-ci veut lui faire un cadeau précieux. Mais avant de le lui présenter il demande, en cachette, à tous ses frères et sœurs de mettre leur signature sur le cadeau. Le cadeau arrivera donc dans les mains du père comme signe d’amour de tous ses enfants, indistinctement, même si, en réalité, il n’y en a qu’un qui a payé le cadeau.

C’est ce qui arrive dans le sacrifice eucharistique. Jésus a une admiration et un amour sans borne pour le Père céleste. Il veut lui offrir chaque jour, jusqu’à la fin du monde, ce qu’il a de plus précieux au monde, sa propre vie. A la messe, il invite tous ses « frères » à mettre leur signature sur ce don, afin que celui-ci arrive à Dieu le Père, comme le don de tous ses fils, indistinctement, même s’il n’y en a qu’un qui a payé le prix de ce don. Et quel prix !

Notre signature sont les quelques gouttes d’eau mêlées au vin dans la coupe ; notre signature, explique Augustin, est surtout l’amen que les fidèles prononcent au moment de la communion: « A cela, que vous êtes, vous répondez: Amen et par cette réponse, vous y souscrivez. On vous dit le corps du Christ, et vous répondez : Amen. Soyez donc membre du corps du Christ, pour que cet amen soit véridique … Soyez donc ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes. »[13]. Toute l’ecclésiologie eucharistique d’Augustin que nous avons évoquée la dernière fois trouve ici son champ d’application. Si on ne peut pas dire que l’Eucharistie est l’Église (comme allèrent jusqu’à affirmer certains de ses disciples), ont peut et on doit dire que l’Eucharistie fait l’Église.

Nous savons que celui qui a signé un engagement, doit ensuite honorer sa signature. Cela veut dire qu’en sortant de la Messe, nous devons faire nous aussi de notre vie un don d’amour au Père et pour nos frères. Nous devons dire nous aussi, mentalement, à nos frères: « Prenez et mangez ; ceci est mon corps ». Prenez mon temps, mes capacités, mon attention. Prenez aussi mon sang, c’est-à-dire mes souffrances, tout ce qui m’humilie, me mortifie, limite mes forces, voire ma propre mort physique. Je veux que toute ma vie soit, comme celle du Christ, du pain rompu et du vin versé pour les autres. Je veux faire de toute ma vie une eucharistie.

J’ai parlé de la Didachè, comme étant le texte illustrateur du passage de la liturgie juive à la liturgie chrétienne. Terminons par une de ses prières qui a inspiré tant de prières eucharistiques successives de l’Eglise:

« Comme ce pain rompu autrefois disséminé sur les collines a été recueilli pour ne plus faire qu’un, qu’ainsi soit rassemblée ton Église des extrémités de la terre dans ton royaume. Car c’est à toi qu’appartiennent la gloire et la puissance, par Jésus-Christ, dans les siècles ». Amen.

[1] Cf. J. Kelly, la pensée chrétienne des origines, cit., pp. 415 ss.

[2] Ambroise, De sacramentis, IV,14-16.

[3] Ambroise, De mysteriis, 52-53.

[4] Guillaume de Saint-Thierry, PL 184, 403.

[5] Cf. S. Th., III, q.LXXV. aa. 1 ss.

[6] C’est le procès reconstruit par H. de Lubac, in Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Eglise au Moyen Age, Aubier, Paris 1949 (trad.ital. Corpus Mysticum. L’eucaristia e la chiesa nel Medioevo, Jaka Book, Milano 1996)

[7] Denzinger-Schoenmetzer, Enchiridion Symbolorum, nr. 690

[8] Ignace d’Antioche, Lettre aux Magnésiens 10,3.

[9] J. Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, vol .II, LEV, éditions Parole et Silence 2012 ; cf. L. Bouyer, Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique. Desclée, Tournai 1966.

[10] Autre livre cité de L. Bouyer, cf. A. Baumstark, Liturgie comparée, Chevetogne 1953; L. Alonso Schoekel, Meditaciones biblicas sobre la Eucaristia, Sal Terrae, Santander 1986 ; Seung Ai Yang, “Les repas sacrés dans le Judaïsme de l’époque hellénistique”, dans Encyclopédie de l’Eucharistie, du Cerf, Paris 2000, pp. 55-59.

[11] Cf. Conc. De Trente, Canon 1 de SS. Eucharistiae sacramento (DS, 1651).

[12] Augustin, De civitate Dei, X, 6 (CCL 47, 279 (“ In ea re quam offert, ipsa offertur”).

[13] Augustin, Sermo 272 (PL 38, 1247 s.)